Résistance(s) intellectuelle(s) : les nouveaux dissidents

Cafeine Le Mag

Dans un contexte où les malaises s’expriment aux niveaux nationaux, mais aussi régionaux et supranationaux, la place et le rôle de l’Etat souverain sont plus que jamais remis en question. Les nouveaux dissidents, qui contestent une autorité qu’ils jugent inadaptée, voire immorale ou illégitime, font connaître leurs points de vue.

Un Etat sclérosé… qu’il faut refonder

Nos Etats sont devenus des républiques bananières : telle est en substance la conviction de bons nombres des dissidents contemporains. James Galbraith, économiste américain, a ainsi développé l’idée « d’état-prédateur », vendu à ses élites et aux intérêts économiques privés. « Les grandes firmes qui ont pénétré la gestion de l’Etat n’ont aucun attachement à aucun pays […]. Disons que la notion même d’intérêt public est étrangère aux dirigeants de cette coalition », analyse-t-il. Or, selon lui, c’est à l’Etat de reprendre sa fonction de régulation, et de s’engager dans une véritable « planification »… aujourd’hui assurée par les entreprises.

Noam Chomsky dénonce aussi la façon dont la classe dirigeante protège, sous couvert de cet Etat sclérosé, ses acquis et ses privilèges. Un affront à la démocratie citoyenne (1)… qui pourrait d’ailleurs constituer la base d’une refondation. Le renforcement de la démocratie participative est ainsi appelé de ses vœux par nombre d’acteurs de la vie politique, à l’instar d’Yves Rémy, le directeur du Cidefe (2), qui a récemment déclaré : « Il faut affirmer les droits de la démocratie participative, reconnaître ses pratiques, l’arsenal législatif est aujourd’hui insuffisant ».  

D’autres pistes de réforme ont été formulées : le collectif Roosevelt 2012 (3), qui a été constitué entre autres par Stéphane Hessel et Edgar Morin, est très critique à l’égard des mesures néo-libérales, et appelle pour sa part au renforcement du rôle de l’Etat autour de principes forts qui constitueraient un « New Deal » nouvelle génération.

La remise en cause du niveau d’action de l’Etat

Mais la dissidence aujourd’hui ne se situe pas que dans les appels à rénover l’Etat. Elle se lit aussi dans les interrogations autour du « périmètre » au sein duquel l’autorité étatique est légitime.

Il se dessine en effet d’un côté de fortes tendances régionalistes qui minorent, voire nient, la légitimité d’une tutelle nationale. L’Ecosse par exemple pourrait bien prendre son indépendance lors du prochain référendum organisé sur la question : les voix rejetant l’autorité du gouvernement anglais se font en effet de plus en plus nombreuses. En France, la récente décision de l’Assemblée territoriale corse d’imposer un statut de résident sur l’île depuis au moins 5 ans pour autoriser les achats immobiliers est aussi symptomatique d’un renforcement de la reconnaissance des autorités régionales en lieu et place des autorités nationales.
D’un autre côté, la question de l’autorité supranationale est sur toutes les lèvres. Certes, les eurosceptiques se font entendre, mais d’autres appellent au contraire à son renforcement. C’est le cas de l’économiste Thomas Piketty, qui s’intéresse notamment à l’imposition des sociétés et considère qu’elle devrait être décidée au niveau européen. « Sur un tel sujet, l’opinion peut comprendre que la souveraineté nationale est un mythe : c’est le droit souverain de se faire avoir », fait-il valoir, ajoutant : « Je suis pour une union politique, budgétaire et fiscale plus forte ».  

Finalement, faut-il aller vers moins d’Etat ?

Mais, pour certains libéraux, il ne faut pas aller vers un Etat différent : l’avenir devra se faire avec moins, voire pas d’Etat. Yves Laisné, docteur en droit et entrepreneur, explique dans plusieurs interviews que l’histoire récente a signé la fin de la conception de l’Etat-nation tel qu’il existait avant ses dérives totalitaires : « la notion d’état elle-même s’est fissurée après la seconde guerre mondiale, avec l’abandon notamment du principe d’infaillibilité de l’Etat », considère-t-il. Ce juriste, spécialiste du droit économique, s’interroge aussi, d’un point de vue éthique et philosophique, sur la légitimité des contraintes imposées par l’Etat. Yves Laisné cite l’exemple des taxes et impôts : « naissent de véritables obligations à la charge de citoyens, d’individus ou d’entreprises, sans expression de volonté de leur part, par la simple organisation sociale ». Conséquence : la valeur de ces « serments prêtés sans être libre » est « de ce fait très discutable ». Sans douter de la persistance des nationalités, aux fondements historiques et culturels, Yves Laisné pense que « les aspects rigides et contraignants de l’Etat » disparaîtront, et que nous irons vers un Etat « plus souple et plus fluide », purement régalien. « L’idée d’être citoyen européen en ayant des allégeances nationales qui n’en sont plus vraiment, cela me va très bien », résume l’expert qui revendique volontiers le statut d’homme libre et indépendant.

Pierre Lemieux, économiste canadien, revendique pour sa part sa liberté à ne pas reconnaître l’Etat. « Il est difficile d’imaginer l’avenir de l’humanité sous le joug de cette institution fruste et dangereuse qu’est l’Etat », écrit-il. Il voit dans les sécessions individuelles « la fin de la servitude », le terreau d’une « société parallèle libre ».  D’ailleurs pour certains, l’Etat ne se justifie même pas pour ses fonctions régaliennes : David Friedman, l’un des grands défenseurs de l’anarcho-capitalisme, juge que même celles-ci pourraient être privatisées : « ne demandez pas ce que l’Etat peut faire pour vous. Demandez ce que les hommes de l’Etat sont en train de vous faire ».

Au-delà des clivages politiques ou idéologiques, on observe que la fonction – voire la notion – d’Etat est particulièrement discutée, et contestée. Une conséquence des crises économiques et sociales, sans doute. Mais peut-être aussi le signe que s’ouvrira bientôt une toute nouvelle page de notre histoire politique.
  1. Voir notamment son essai « Quel rôle pour l’Etat ? » : http://www.ecosociete.org/t095.php
  2. http://www.elunet.org/spip.php?rubrique10
  3. http://www.roosevelt2012.fr/